Comme Kanye West et Michelle Obama, Common a grandi dans le South Side de Chicago. C’est dans ces quartiers au sud de la 95e rue que le jeune Barack Obama s’est aussi fait un nom et une carrière. Là où le vent d’hiver est connu pour être glacial et où les balles sifflent. Pas étonnant donc que le Black President et sa First Lady aient entretenu des liens étroits avec le rapper classieux et conscient qui sait si bien mettre en mots les colères de notre époque, et qui chante et ré-enchante le black American dream en version cool et posée, avec une mise impeccable. Peu avant la fin du mandat d’Obama, le rappeur Lonnie Rashid Lynn aka Common, qui est aussi acteur et écrivain, était même l’un des derniers invités du couple présidentiel à la Maison Blanche pour une session spéciale dans leur bibliothèque, avec la radio publique NPR.
Common kind of blue
Common n’a d’ailleurs jamais caché que, pour lui, la « révolution politique » penchait plutôt du côté démocrate… Il a d’ailleurs chanté à la Convention nationale démocrate de 2020, en duo avec John Legend pour rendre hommage au héros national des luttes anti-raciales John Lewis, mort en juillet dernier. Pendant la dernière présidentielle, le cœur de Common était donc plus bleu que rouge (la couleur des républicains), mais le chanteur a sobrement milité pour « inciter à voter » sans donner de mot d’ordre. Son titre « A Place In This World » issu de son dernier album A Beautiful Revolution (Pt 1) a néanmoins été utilisé pour la campagne « When We All Vote » de Michelle Obama. De quoi pousser des milliers de jeunes à s’inscrire sur les listes électorales, notamment en Géorgie, un des états qui a fait basculer le scrutin.
Mais après des années bousculées par une présidence outrancière, émaillée de crimes racistes et d’injustices, Common a donc choisi de défendre l’optimisme et l’unité dans cet album, qui malgré ses clins d’œil au mouvement Black Lives Matter et aux injustices qu’il dénonce, prône une révolution douce, à base de soul, de hip-hop conscient, et d’influences jazzy…
Comme si l’horizon promettait de s’éclaircir, après ces années de tempêtes et de troubles… Cet album serait donc la B.O. d’un renouveau, d’un espoir, d’un supplément d’unité et de justice sociale et raciale : ce serait le son d’après les crimes impunis et l’émotion suscitée par le meurtre de George Floyd par un policier, à Minneapolis.
Transformer la douleur en espoirs
Dès l’introduction de l’album, la poétesse Jessica Care Moore fait rimer cris des périphéries avec voix plus claires. « Cet album, A Beautiful Revolution Pt. 1, c’est une affirmation », explique Common. « C’est une reconnaissance, une élévation. C’est la musique qui accompagne un mouvement. Car en vérité, il y a encore beaucoup à faire dans notre pays. Peu importe le résultat du dernier scrutin, il nous faut nous assurer que l’on ne retourne pas à un statu quo. Ce disque veut canaliser notre douleur, et tous ces outrages pour en faire quelque chose de positif, d’inspirant, quelque chose de bien. L’idée serait que cette musique puisse aider ce mouvement à envisager la suite. »
Dans ce disque qui se présente comme un premier chapitre, Common résume ce qui va advenir : le changement c’est beau, mais ça fait mal (change is beautiful and it’s painful).
Depuis son premier disque Can I Borrow A Dollar? en 1992, le rappeur cinquantenaire n’a pas effacé sa colère, ni épuisé l’océan musical dans lequel il puise depuis toutes ces années, du flow des Last Poets, à la soul planante et lumineuses de ses années Soulquarians et des grandes heures nu soul hip-hop qu’il a passées au studio Electric Lady de Jimmy Hendrix avec la bande à QuestLove, Erykah Badu et D’Angelo à la fin des années 90. Une époque de saine émulation qui avait donné naissance en 2000 à trois albums de référence, enregistrés simultanément (Voodoo de D’Angelo, Mama’s Gun d’Erykah Badu et Like Water For Chocolate de Common).
En 2004, Common appelait prophétiquement l’Amérique à Destituer Bush et élire Obama (« Impeach [Bush] and elect Obama », disait-il dans un remix de « Why » de Jadakiss) quatre ans avant l’élection d’Obama. Les années ont passé et les tensions raciales n’ont pas disparu…
Mais Common revendique désormais « le droit à écrire notre propre histoire » en lettres majuscules et avec des invités qui ont fait l’histoire de la musique américaine : les rappeurs historiques du mouvement et du renouvellement hip-hop, Black Tought (chanteur des Roots) et Chuck D, mais aussi Lenny Kravitz et l’immense Stevie Wonder… De sa voix impitoyablement mélodieuse, Stevie lâche simplement : « nous sommes l’histoire américaine » comme un écho tranquille et posé à ce que Common développe dans un autre morceau au titre évocateur, « A Place In This World » (Une Place Dans Ce Monde). Common y proclame être du « parti de Bob Marley », celui qui veut que tout aille bien à la fin, car dit-il « je sais qu’il y a une fin au combat. La Révolution et l’amour sont comme un couple. » Cette dernière phrase est peut-être la clef de la vision de Common : une révolution intime et personnelle où finalement l’amour nourrit le combat et surtout les victoires, bien plus que la rage et la haine.
Le disque est accompagné d’un film réalisé par Mark Leibowitz mettant en scène l’orchestre de Common au complet, dans des décors dynamiques et hauts en couleur inspirés des photographies de Derrick Boateng.
À l’heure des tempêtes, la métamorphose
En 2016, il emboitait le pas à une vague de hip-hop soul qui brandissait le noir haut et fort et élargissait déjà le propos et le champ musical. Le titre de son album Black America Again sonnait comme une gifle explicite au slogan de Trump (« make America great again ») et comme un écho au Black Messiah de D’Angelo ou à l’album To Pimp A Butterfly de Kendrick Lamar (avec sa pochette qui montrait une foule noire dans le jardin de la Maison Blanche) sortis peu avant.
Trois ans plus tard, en 2019, c’est dans une Amérique transformée qu’est sorti Let Love, le douzième album de Common, paru en même temps que ses mémoires, Let Love Have The Last Word, deux objets complémentaires qui transcendaient ses rébellions en une sérénité sage et mystique. Common en profitait pour revenir sur l’importance de l’église noire dans sa vie, la Bible, la thérapie et ses figures tutélaires comme Martin Luther King, Angela Davis, Mohamed Ali ou James Baldwin… Son physique athlétique épargné par les années et ses muscles saillants auraient pu cacher ses faiblesses. Il y exposait pourtant des blessures intimes, quitte à bousculer les quartiers — de Chicago et d’ailleurs — en questionnant l’amour et l’image de soi, et en brisant les tabous sur les abus sexuels ou la nécessité de thérapie dans des coins où « c’est la honte d’aller parler à inconnu de tes problèmes ». Dans Memories of Home, Common livrait un trauma longtemps refoulé : l’agression sexuelle dont il a été victime, à 9 ans, par un cousin. Sa beautiful revolution avait déjà commencé à infuser…
Ces dernières années, Common vit plus dans les fumées de palo santo (un encens répandu dans les salles de yoga) que dans celle des blunts (joints roulés dans une feuille de cigare) brûlants aux coins des rues. Sur son site internet, il propose même des vidéos des conseils en vie saine enregistrés dans sa cuisine. Ce chemin vers le bien-être (le wellness aux États-Unis), il confiait dans le New Yorker l’avoir découvert après sa rupture avec Erykha Badu. Comme quoi l’amour même douloureux peut mener vers le meilleur de l’être, et au bout des tunnels sombres et des combats, jaillit une lumière : celle de sa propre âme. Révolution !